Tristan Bernard-Mémoires d'un jeune hommé rangé

06/03/2019

"Je ne retomberai jamais en enfance, j'y suis toujours resté"

Tristan Bernard est né en 1866 à Besançon, il est l'une des grandes figures littéraires et humoristiques de la Belle-Époque, souvent associée à celle de son compère Alphonse Allais. À eux deux, ils incarnèrent la bonne humeur d'une époque heureuse et volontiers polissonne, et leurs meilleures plaisanteries, leurs métaphores les plus acerbes, hantent encore aujourd'hui les dictionnaires de citations ou le catalogue de l'inépuisable émission radiophonique « Les Grosses Têtes ».

Il est vrai qu'en dépit de leur proximité d'humour, Allais et Bernard étaient deux personnalités singulièrement différentes : Alphonse Allais, viveur, noceur, hédoniste sans philosophie et toujours réjoui par celles qu'on lui confiait entre deux verres, n'avait que peu de choses à voir avec un Tristan Bernard plus volontiers moraliste, ambitieux, homme d'affaires aguerri, directeur de journal, et possédant un diplôme d'avocat. Il avait comme passion les mots croisés, et s'acharnait à trouver des définitions d'une grande subtilité qui lui valent encore une réputation académique chez les cruciverbistes.

Tristan Bernard était natif de Besançon, tout comme Victor Hugo, qui fut sans doute son premier modèle et lui inspira ce port d'une grande barbe de vieux sage qu'il arbora assez précocement. Sur le plan littéraire, néanmoins, Tristan Bernard céda d'abord aux sirènes du symbolisme, ce qui le poussa à se parer du pseudonyme de « Tristan » (son véritable nom était Paul Bernard), et à collaborer avec la Revue Blanche, dont il s'éloigna cependant très vite. En dépit de ses origines bourgeoises, et peut-être là aussi sous l'influence de l'exemple hugolien, Tristan Bernard se dirigea vite vers le théâtre et la littérature populaires, par le biais d'un style qui dénonçait avec subtilité les hypocrisies et les faux semblants de la bourgeoisie. Vers la fin de sa vie, il signa même quelques romans policiers.

Proche de Léon Blum, Jules Renard, Lucien Guitry, Paul Gordeaux, Marcel Pagnol, et de bien d'autres, célèbre pour ses jeux de mots, ses mots croisés et son théâtre de boulevard, écrivain-chroniqueur-sportsman-gastronome, Tristan Bernard fut aussi un écrivain romanesque à succès. Il contribua au genre policier par son recueil Amants et Voleurs (1905) et plusieurs autres romans. Arrêté comme juif en 1943 et interné à Drancy, il échappe de peu à la déportation. Parue dans La Presse en 1900, cette phrase de Francis de Croisset résume fort bien notre auteur: « Il a l'observation minutieuse et analytique. Il scrute le cœur humain à coups d'épingles. Il le fouille de ses ongles courts, avec le plaisir aigu et chatouilleur qu'on ressent à gratter un bouton. »

Il meurt en 1947. Aujourd'hui, ses comédies, légères, aux personnages souvent frivoles, sont peu lues et peu jouées. Mais Tristan Bernard reste dans les mémoires, par son sens de la formule et de la citation.

Tristan Bernard, par la suite, et peut-être par crainte de se répéter, écrira essentiellement des romans ou se croisent plusieurs dizaines de personnages dans le cadre toujours restreint d'une tranche de vie assez abruptement découpée. Cela fera son succès, mais lui coûtera aussi sa postérité littéraire, car dépeindre avec trop d'exactitude des milieux mondains bien identifiés, c'est courir le risque de tomber avec eux dans l'oubli durant les décennies qui suivent.

C'est le premier d'une série d'une vingtaine de romans que Bernard a écrit que nous allons étudier aujourd'hui, d'abord parce qu'en dépit de la simplicité de la forme et du minimalisme de l'intrigue, cela reste son œuvre la plus ambitieuse. Ensuite, parce que comme on le verra plus bas, ce premier roman conserve encore une surprenante modernité.

Publié par la Revue Blanche, Mémoires D'Un Jeune Homme Rangé est un livre assez atypique par rapport à la ligne éditoriale de la revue littéraire. Il est le petit chef d'œuvre du roman de mœurs, où l'économie de personnages et de rebondissements, tous englués dans un récit linéaire parsemé de fausses alertes imaginées par Daniel, permet de donner une image étonnamment réaliste de ce que pouvait être la jeunesse bourgeoise à la toute fin du XIXème siècle, tout en restant dans l'humour et la simplicité.

Si le contexte a évidemment beaucoup vieilli, la consignation systématique, pré-proustienne et néanmoins fluide et factuelle, des jugements égarés de Daniel reconstituent avec une étonnante exhaustivité les dits et les non-dits d'une mentalité bourgeoise révolue.

Tout le talent de l'écrivain est de disséquer cette pensée devant nous, en nous la rendant à la fois familière dans sa forme et étrangère par ses incohérences.

S'il est bien question ici d'un personnage tourmenté et romantique, Tristan Bernard ne s'y projette guère comme le font la plupart des auteurs symbolistes. Il aurait même tendance à le disséquer comme un insecte malade.

Pour Tristan Bernard, c'est la faiblesse même de ces personnages, leur peur de vivre ou de déchoir, qui en font des individus méprisables.

« Daniel s'était commandé un habit de soirée à l'occasion de sa vingtième année. C'était son deuxième habit. Il s'était beaucoup développé en trois ans, et le premier était décidément trop étroit. Pendant plusieurs semaines, il avait vécu dans l'espérance de ce vêtement neuf, qui devait le mettre enfin au niveau social d'André Bardot et de Lucien Bayonne, deux jeunes gens qu'il devait rencontrer au bal des Voraud, et qui l'avaient toujours médusé par leur inaccessible élé- gance. Sur les conseils de sa mère, il avait commandé cet habit chez un petit tailleur de la rue d'Aboukir, qui travaillait d'après les modes anglaises. Ce petit homme à favoris gris, habillé d'une jaquette trop étroite et d'un pantalon trop large - deux laissés pour compte - avait apporté un portefeuille gonflé de gravures de mode, qui toutes représentaient des messieurs, très grands, très sveltes et pourvus de belles moustaches ou de barbes bien taillées. L'un d'eux, en habit de soirée, tendait le bras gauche, d'un geste oiseux, vers un monsieur en costume de chasse et, la tête tournée à droite, regardait froidement une jeune amazone. - 9 - Bien qu'il fût de taille médiocre et qu'il eût les épaules une idée tombantes, Daniel s'était assimilé dans son esprit à l'un de ces jeunes hommes, qui portait un monocle sous des cheveux légèrement ondulés et séparés par une raie. »

Mémoire d'un jeune homme rangé, Tristan Bernard, 1899

Paradoxalement, par le minimalisme même de ce dramatis personae, « Mémoires d'un Jeune Homme Rangé » est un roman bien plus intemporel que les autres romans de Tristan Bernard. La vision du récit est réduite ici à la seule perception limitée de Daniel Henry, subtilement commentée par l'auteur pour qu'on ne s'y laisse pas prendre, et elle obéit avec prescience aux règles du roman psychologique moderne, répondant même aux goûts très actuels pour les auteurs ressassant narcissiquement leurs différentes formes d'incompatibilité sociale.

Le titre lui aussi est trompeur : il ne s'agit pas à proprement parler de « mémoires ». Le récit n'y est pas à la première personne, et l'intrigue elle-même ne couvre que quelques mois de la vie d'un jeune homme anxieux et tourmenté, mais qui est né « rangé », c'est-à-dire au sens ancien du mot « né dans un rang qui ne se mêle pas aux autres ». On n'utilise plus guère aujourd'hui le mot « rangé » que pour décrire une personne ayant mis fin à une vie désordonnée. Ce n'était cependant pas le sens principal à l'époque où ce roman est sorti.

L'intrigue de ce roman peut sembler au premier abord assez minimal. Nous faisons la connaissance de Daniel Henry, unique rejeton d'une famille renommée au sein d'une petite bourgeoisie commerçante parisienne, et qui vient d'avoir ses 20 ans.

Ce jeune garçon va rencontrer une jeune fille d'une caste légèrement inférieure, il va se rapprocher d'elle, puis l'épouser, sans qu'il y ait, en apparence, entre les deux jeunes gens, plus de passion que leur découverte mutuelle des sentiments amoureux et le souci de faire ce que tout un chacun doit faire à leur âge. Une destinée à l'ornière programmée, qui n'aurait évidemment guère d'intérêt si Daniel Henry n'était à la base un jeune homme terriblement angoissé, et d'autant plus angoissé que rien autour de lui ne peut justifier cette angoisse terrible qui mine son imagination en permanence. Parce que rien n'est à conquérir, rien ne le menace, Daniel Henry attend de la vie qu'elle s'écoule avec le rythme tranquille et immuable d'un sablier, tout en redoutant parfois de s'y noyer, et tout ce qui semble faire temporairement obstacle à ses projets de mariage, lesquels représentent à ses yeux son entrée dans la vie d'adulte, lui donne l'impression que le monde menace de s'écrouler autour de lui.

Daniel est vieux avant l'âge : Un jeune homme rangé, ce n'est qu'un euphémisme, c'est un jeune homme étriqué dans ses habits et ses idées, conformiste à outrance, qui cherche toujours à savoir ce que les autres pensent de lui ; il ne fait que ce qui se fait ou ce qu'il croit qu'il doit faire.

Les bals de l'époque qui survivent encore aujourd'hui dans l'aristocratie sous le nom de « rallyes », représentaient le contexte officiel où de jeunes gens du même « rang » pouvaient faire connaissance et se rencontrer. Il était évidemment bien question de se faire présenter une éventuelle future épouse, mais le bal était d'abord l'occasion de se faire des relations, et d'amener ainsi des familles de notables à sympathiser.

Ce jeune homme donnera tout pour atteindre son but et conquérir sa dulcinée.

Tout le cœur du récit tient en cela : une destinée sans surprise vue par les yeux de celui qui ne cesse d'en redouter le pire. D'abord sympathique par ses maladresses, Daniel Henry devient progressivement méprisable aux yeux du lecteur, tant ce dernier se retrouve pris dans la mécanique paranoïaque d'un esprit malade, qui doit finalement beaucoup de ses tourments à un nombrilisme de chaque instant, à une lâcheté peureuse qui succède à des crises de mégalomanie, tout cela formant un véritable chaos émotionnel dans lequel le pauvre Daniel est perpétuellement bousculé.

On le sent introverti, gauche, très timide, mais en même temps, il est plein d'imagination, il vit dans ses rêves. Il pense à trois femmes différentes avec lesquelles il s'invente des histoires. Il rêve de sa vie, car, comme elle est peut-être un peu trop rangée, il la pimente avec une vie intérieure un peu plus exaltante : il joue les héros dans ses rêverie romanesques avec les jeunes filles.

Le style de Tristan Bernard est à la fois fluide et raffiné, contemplatif et nerveux. On ne croisera guère de considérations gênantes sur le plan religieux, sexuel ou racial. Tristan Bernard est un narrateur assez neutre, que l'on sent progressiste sans pour autant s'en faire militant. Il préfère décrire avec cruauté la mécanique des conventions frileuses, afin d'en éloigner par l'exemple les âmes empreintes de véritable morale.

Les paragraphes sont courts, les chapitres aussi, tout y est égrené comme dans un compte à rebours, ce qu'on pourra juger un peu monotone. Mais il était important pour l'auteur de jouer sur le contraste entre les « crises d'angoisse » subites de Daniel Henry, et le caractère figé, statique, de son existence et de ceux des personnes qui l'entourent. Le roman est véritablement à prendre comme une sorte d'expérimentation de la mise en abyme.

Le lieu de sa géocache est donc sans surprise le petit Kursaal, où se jouent différentes pièces de théâtres. Il en va de soi que cet inlassable humoriste aurait adoré y aller.

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